São Paulo

Publié le par izaopolo

Metro-Boulot 5214link(Aujourd'hui, j'ai enregistré un dictionnaire à la boutique, c'est l'article São Paulo)

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Héctor Babenco est né en Argentine. Il vit au Brésil. En 1980, il tourne Pixote à São Paulo. (…) Interrogé quelques années plus tard par Libération, Héctor Babenco dit : « São Paulo est la ville la plus laide du monde. »

 

Je crois que Babenco se trompe. São Paulo n’est pas une ville laide. Elle n’est pas belle et elle n’est pas laide. Elle joue à un autre jeu, plus rare, plus ambitieux. São Paulo est un monstre. Elle a fait ce choix. Pour la beauté, la place était prise. Le rôle avait été distribué au moment de l’invention du monde et Rio de Janeiro avait tout raflé : les soleils de la baie de Guanabara, une forêt très vierge, l’association des montagnes et de l’eau, plusieurs horizons. São Paulo a tout de suite compris qu’elle n’avait pas sa chance. Pour les futures agences de tourisme, elle était une ville très handicapée. Privée d’ océan, répandue sur un plateau sans charme ni spécialité, campée le long d’un fleuve sans magnificence, le rio Tietê, elle n’allait pas se mesurer aux miroitements bleus de la Bahia ou de Rio. Elle n’en fit pas un tourment. Il lui suffisait de se passer des dieux. São Paulo est une cité qui s’est elle-même faite, une cité volontaire. Ni la nature ni les dieux ne lui ont facilité les choses. São Paulo s’est débrouillée toute seule.

Rio a été dessinée, il y a très longtemps, par un démiurge langoureux et même engourdi. São Paulo n’a pas été dessinée par les Puissances. São Paulo est faite de main d’homme. Rio s’est seulement déposée dans un décor alors que São Paulo a été obligée de se faire naître elle-même. Son existence a précédé son essence. Rio a seulement acquiescé aux désirs et aux bontés des dieux. Rio est une ville paresseuse. Le paysage était déjà en place. Rio a ajouté des maisons à ce paysage. Elle se soumet à sa propre beauté. Si elle est superbe, ce n’est pas sa faute Elle est splendide, comme une fleur embaume, comme un oiseau vole.

São Paulo a un destin de prothèse, de machine-outil, de fumée d’usine, d’entrepôt, d’amiante ou de bielle. C’est une manufacture sans repos qui se fabrique elle-même et qui a perdu la tête. Cette ville est droguée. Elle est « accro » à la productivité. Elle ne peut plus s’arrêter de sortir de nouveaux engins de ses fours et de ses ateliers. Elle est moche, chaotique, elle est de guingois, elle ne sent pas très bon. Elle pue le goudron, l’huile, le béton. En plus, elle n’a pas le temps. Pour le temps, les gens de Rio sont des nababs. Ils ont des heures à n’en plus finir, des secondes aussi. Ils ne savent plus qu’en faire. Ils s’efforcent de les consommer, par exemple en sommeillant toute la journée, au bureau, sur les plages, dans les cafés, dans le corps voluptueux des jeunes filles, dans la rue même. Ils ne se réveillent que dans leurs automobiles parce que des sem vergonha les attaquent aux feux rouges. São Paulo est au contraire. La grosse cité n’a pas une minute. Même la nuit, elle n’a pas le loisir de dormir ou bien elle dort debout. Du matin au soir et la nuit encore, sous les lunes, sous les soleils, elle veille, elle court, elle accumule. Il ne lui reste pas un instant pour s’occuper d’elle et pour se faire belle. Quand la fin du monde viendra, Rio de Janeiro témoignera de la puissance des dieux, São Paulo parlera du courage des hommes.

 

São Paulo est comme le fleuve Amazone. La ville est si grande qu’elle est invisible. Pour avoir une idée de São Paulo, il faut grimper sur le plus haut gratte-ciel de la mégalopole, le predio de la banque Banespa. De tous les côtés vous apercevez des rues, des carrefours, des échangeurs, des praças, des alamedas, des avenidas, des largos, des balo~es, des bondes, des automobiles, des charrettes à bras, des viadutos, des maisons. Au milieu de ces milliards de tonnes de béton, vous remarquerez que des choses bougent, se faufilent entre les murailles et les barbacanes,, le long des remparts et des douves, des mâchicoulis et des meurtrières, des échauguettes, des hours et des barbelés. Ces choses franchissent des herses et des ponts-levis, des bastilles et des citadelles, des talwegs et des barricades, des cols, des crêtes et des éboulis, des champs de ruines et des décharges de ferrailleurs.

 

Longtemps, j’ai cru que São Paulo n’était pas une ville mais une banlieue. Je cherchais la ville. Je ne la trouvais jamais. Elle se retirait à mesure que je m’en approchais. Elle était absente ou invisible, pareille à un gros mirage. Elle était comme le château de Kafka. En fuite. Je marchais des heures et des nuits et jamais je n’apercevais les portes de la ville. Et quelle ville, me disais-je alors, pour avoir droit à cette banlieue infinie !

 

Au milieu de ce labyrinthe de béton, des voitures ‘ouvrent des routes. Des ambulances poussent leurs cris. Tout le temps des cris d’ambulance. Elles hurlent pour couvrir le vacarme, car la cité monstrueuse fait un bruit du tonnerre, un bruit de raclement de gorge ou d’agonie, et il faut crier plus fort qu’elle pour se faire entendre. Vous êtes tombés dans le haut-fourneau du Brésil, dans la forge d’un autre Nouveau Monde.

 

(…)

 

Un citadin, toujours, aime parler de sa ville. A Rio, on célèbre la volupté, la musique, les telenovelas et le string. A São Paulo, on vous fait tomber sur la tête des kilomètres de statistiques : chaque jour, 5 millions de voitures tournent dans le dédale de manière à produire 150 kilomètres de bouchons. Il y a 250 000 motos, ce qui assure au Minotaure un « minimum garanti » de 3 motards tués par jour, c’est-à-dire beaucoup de foies, de cœurs, de poumons et de mains. Les hôpitaux greffent énormément. Une flotte de 600 hélicoptères fait l’orgueil de São Paulo. La ville a plus d’héliports que New York. La masse moyenne d’ordures s’établit à 150 000 tonnes par jour. Les Paulistes jubilent en vous assenant ces statistiques. Ils ajoutent qu’ils ont la meilleure cuisine du monde et les meilleurs restaurants. Vantards ? Non. Pas vantards. Il est exact qu’ils ont les meilleurs restaurants du monde. Et les meilleures pizzas de la planète. (…)

 

São Paulo abrite beaucoup de minorités ethniques, mais ce sont des minorités gigantesques : 3 millions de descendants de Portugais et autant d’Italiens, 1,5 million d’Africains. Un million d’Allemands, 1 million de Japonais, 1 million de Syriens et de Libanais, des tas de Polonais, quelques Français et des Nordestins. Dans une grande banlieue de São Paulo, vers la mer, j’ai trouvé une tribu d’Indiens. (…)

 

Les Français sont attirés plutôt par Rio, par Salvador de Bahia, par Ouro Preto ou par les chutes d’Iguaçu. Ils ne comprennent rien à ce fouillis de gratte-ciel. Ils n’aiment pas les odeurs de cambouis. S’ils louent une voiture, ils ont peur et ils se perdent. Comment retrouver son chemin dans un tel chaos ? Vous n’avez rien pour vous repérer : ni une Notre-Dame de Paris, ni un Colisée, ni un palais des Doges, ni des plages. Il y a bien un fleuve, le Tietê, mais il ne sert à rien. Dans certaines grandes villes, les gratte-ciel peuvent être utilisés comme des phares, des signaux, des amers. A São Paulo, ça ne marche pas. Les gratte-ciel sont trop nombreux. Ils se ressemblent tous, ils sont tous aussi laids et, en plus, chaque nouvelle année déboule une nouvelle génération de tours.

Les Français ne sont pas sensibles aux agréments de cette ville. Ils préfèrent le sable de Copacabana ou les collines de Bahia.

J’ai parfois accueilli des visiteurs à l’aéropot de Guarulhos, au nord-ouest de São Paulo et exactement sur la ligne du Capricorne. Les invités s’extasiaient distraitement par politesse. Et puis ils se mettaient à avoir des angoisses. Ils n’avaient que l’envie de revenir à toute vitesse à Guarulhos et de voler vers d’autres ciels.

São Paulo exige une période probatoire ou une âme bien trempée. Cette ville ne se donne pas au premier venu. Il faut la mériter. Si on veut avoir une chance d’être aimé d’elle, il faut d’abord se soumettre à des examens assez rudes et en triompher, après quoi, une autre São Paulo se dévoile, et qui a des délicatesses, de la timidité. Pour moi, ce que j’apprécie avant tout, c’est la politesse de ses habitants, leur serviabilité. Les Paulistes racontent que leurs brigands, même, sont courtois et qu’ils vous présentent des excuses avant de prendre votre portefeuille ou de pointer sur vous leur pistolet.

 

(…)

 

Sur un point cependant, Rio de Janeiro a une supériorité sur São Paulo. C’est un autre poète, mais brésilien, un ami de Cendrars, Mario de Andrade, qui l’a découverte. A São Paulo, dit Mario de Andrade, les femmes, même nues, semblent habillées. A Rio, c’est le contraire : même habillées, on croit qu’elles sont nues.

 

(Gilles La pouge, Dictionnaire amoureux du Brésil, 2011)

Publié dans Brazi-ou

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